- AU COMMENCEMENT ETAIT LA PAROLE ... -
Dans un précédent article ("C'est de l'eau"), nous avons suggéré qu'être éduqué, c'est avant tout choisir la manière dont nous nous représentons le Monde. Eduqué peut ici être remplacé par un terme plus élitiste ou ésotérique, selon affinités. Notre représentation interne du Monde est la pierre angulaire de la qualité de notre expérience subjective. Ultimement, cette représentation est supposée s'effacer pour laisser la place à une saveur pure et directe de la réalité. Certaines traditions choisissent de court-circuiter l'intellect et se concentrer principalement sur l'être et l'agir, sans s'encombrer de mots ni de pensées: nous en reparlerons lorsque nous ferons mention du voyage initiatique de Carlos Castaneda.
En attendant, une portion conséquente de l'humanité met l'accent sur la raison et les capacités de conceptualisation, et après plus de 6000 ans d'Histoire et Connaissances accumulées, la majeure partie de ce que nous pensons être vrai est du savoir dérivé et transmis par d'autres.
Dans cet article, nous aimerions développer les idées évoquées dans "C'est de l'eau" sous un angle plus théorique, en articulant le comment et le pourquoi de l'importance du choix de la representation que l'on se fait du Monde. En effet, ce choix conditionne fortement la progression sur le sentier de la maîtrise des fluctuations de la conscience (Chitta Vritti Nirodah).
Dans les Yogas Sutras de Patanjali, cet aspect esr reconnu et présenté dès le début du premier chapitre:
Les pensées brutes et subtiles (vrittis) prennent 5 modalités, qui peuvent être néfastes (klishta) ou neutres (aklishta).
Les 5 modalités de fluctuations de la conscience sont: la connaissance correcte (pramana), la connaissance incorrecte (viparyaya), l'imagination (vikalpa), le sommeil profond (nidra) et le souvenir/mémoire (smriti).
Des 5 modalités, il existe 3 façons d'accéder à la connaissance correcte (pramana): la perception (pratyaksa), l'inférence (anumana) et la référence à un savoir acquis par un autre (agama).
Ayant défini un cadre de support à la conversation, nous pouvons d'ores et déjà noter à quel point les Sutras sont denses et concis: en trois courtes phrases, nous sommes equipés d'une taxonomie de l'expérience subjective qui couvre tout le spectre des activités mentales. Et c'est tout autant d'actualité aujourd'hui que ça l'était dans le passé. Nous allons ici porter notre attention sur la connaissance correcte (pramana) et suggérer que la séparation classique entre savoir et croyance est plus poreuse que ce que nous en savons/croyons :-).
Dans l'esprit de l'article précédent, nous aimerions mettre en avant l'idée selon laquelle le savoir objectif est difficile a distinguer du choix (conscient ou inconscient) d'un système de représentation servant une cause subjective. Et certaines de ces causes sont plus propices à la progression sur le sentier de la maîtrise des fluctuations de la conscience (Chitta Vritti Nirodah) que d'autres.
D'abord, les études récentes en psychologie cognitive suggèrent que le savoir que nous dérivons de l'observation (perception directe, pratyaksa) est souvent filtré et teinté de nos préférences, quand il n'est pas tout simplement re-modelé pour les accommoder (Kahneman, Tversky, Thaler, Ariely et alii...). Cette tendance est mise en oeuvre via une panoplie de biais cognitifs souvent inconscients.
Ensuite, s'agissant des procédures d'inférence (anumana) à caractère scientifique, nous disposons également d'un track record élevé de pratiques (conscientes ou inconscientes) visant à interpréter les données obtenues de façon à supporter les préférences du chercheur en matière de prescription/conclusion. Nous mentionnerons en passant les domains pseudo-scientifiques de la nutrition, forme physique, différences neuro-biologiques homme/femme, relations humaines etc... où un coup d'oeil rapide à la littérature sur internet pointe vers l'étendue des débats.
Pour terminer, le sens de la marche est de se reposer de plus en plus sur le stock de connaissances accumulé (agama) par les 'autres' (l'humanité) et transmis sous forme de symboles. Presque tout ce que nous savons aujourd'hui est obtenu de cette façon et nous le croyons. Tout ce que nous savons nous est transféré via un ensemble de symboles arrangés à l'aide d'une syntaxe (des langages naturels aux mathématiques et plus...). Avec le temps, la part du 'stock de connaissance' de l'humanité représentée par cette information dérivée et stockée sous forme symbolique tend vers 100%.
La notion de connaissance objective ou correcte n'existe pas par et pour elle-même. Elle est indissociable des buts que recherche l'être humain, et tout ce qui existe, ce sont des systèmes de représentation destinés à être au service d'un agenda subjectif. Ces représentations peuvent faciliter l'obtention du but escompté et le mettre en avant, ou au contraire se mettre en travers ou être neutres.
Qui est plus proche du vrai ?
Une civilisation occidentale dont la vocation est la maîtrise de la nature et du monde matériel pour assurer son salut, à travers des systèmes de représenation uniquement destinés à servir cette cause (et avec succè).
Une tradition shamanique comme la population indigène australienne ou les indiens natifs d'Amérique qui vivent en phase avec les rythmes et cycles de la nature et de leur environnement immédiat, y laissant une empreinte légère, à travers des systèmes de représentation plus narratifs/poétiques mais tout aussi cohérents en interne.
Hé bien...
Tout dépend de ce que nous voulons.
Il s'agit avant tout d'un choix, d'une décision.
Au commencement était la Parole...
Choisissons bien nos Mots.